L’éveil du Bouddha

 

 

« L’éveil » est un mot central dans la Voie bouddhiste. Or, lorsque des échanges ont lieu à ce sujet, on réalise qu’il est difficile pour beaucoup de définir clairement de quoi il en retourne.

 

Pourquoi se questionner sur l’éveil de Bouddha ? Parce qu’il s’agit du moment clé à partir duquel la Roue du Dharma fut enclenchée. A ce titre, il constitue l’expérience de référence pour toute personne engagée sur la Voie.

Deux textes du Majjhima Nikaya s’avèrent fondateurs et sont à même de nous donner de précieuses indications.

 

Dans le premier soutra, le Mulapariyaya-sutta, le Bouddha définit l’évolution sur la Voie à travers quatre individus : l’ignorant (putthujana), le noble disciple (sekha), l’éveillé (arhat) et le Bouddha.

La pratique permettant cette évolution s’actualise au contact des phénomènes manifestés. Face aux phénomènes, le Bouddha préconise :

  • De développer une vue claire de leur nature réelle, qui est sans substance,
  • D’éviter ainsi toute forme d’identification,
  • De cheminer à leur contact dans un mouvement continuel de lâcher-prise.

 

Ainsi, actualiser à chaque instant ce triple mouvement trace le chemin depuis l’ignorance jusqu’au parfait éveil d’un bouddha, par un processus qui se déploie naturellement à chaque pas réalisé.

 

Le parfait éveil, fruit de ce cheminement, est ainsi décrit :

  • Un regard pénétrant constant sur les phénomènes.
  • Une absence d’identification systématique à leur égard.
  • Un mouvement de lâcher-prise sans faille.
  • La fin définitive des Trois poisons (avidité, haine et ignorance).
  • La fin de l’effort (manifestant un complet établissement de la dimension éveillée).
  • La parfaite connaissance des mécanismes humains et universels (également appelée « omniscience »).

 

Dans le quatrième soutra du Majjhima Nikaya, le Bhayabherava-sutta, le Bouddha s’entretient avec le brahmane Janussoni, évoquant la question de la peur dans les forêts. Il explique dans un premier temps la démarche qu’il appliqua lui-même pour y mettre fin.

Puis il aborde les apports de cette démarche. Le soutra devient alors saisissant : L’effet de la pratique face à la peur n’est autre que l’éveil suprême. Sans l’annoncer explicitement au départ, il évoque les derniers instants de pratique de Gotama avant qu’il ne devienne le Bouddha.

L’immense apport de ce soutra est qu’il nous ouvre les coulisses de l’accession à l’éveil, à travers la description limpide du parcours accompli. Cela rend d’un coup cette démarche accessible.

 

  1. La réflexion de Gotama

 

Après avoir quitté son palais, Gotama s’adonna à toutes sortes de pratiques.

Contrairement à nous qui disposons de l’enseignement bouddhiste, il n’avait pas connaissance du Dharma et dut adopter une approche empirique en se nourrissant des expériences accumulées au cours de son cheminement. Il abandonna les pratiques n’apportant aucun progrès sur la Voie (par exemple les mortifications) et valida celles qui étaient porteuses d’une évolution positive (la pratique de la solitude, ou encore la pratique dans les cimetières).

 

La réflexion de Gotama au sujet de la peur intervint à un stade avancé de sa quête, révélant une grande acuité : il avait compris que l’enjeu dépassait de loin ce seul aspect de la peur.

Sa réflexion aboutit à une démarche globale, l’amenant à envisager toutes les qualités requises pour vivre une authentique réalisation.

 

Son constat initial fut le suivant :

  • La peur vient d’un manque de concentration mentale.
  • Ce manque de concentration provoque un trouble chez les moines qui se rendent en forêt et se confrontent à la peur.
  • Ce trouble déstabilise plus encore la concentration, créant ainsi un cercle vicieux forçant les moines à fuir la forêt.

 

Lui-même ayant été confronté à cette peur, Gotama définit comme base de son ultime pratique avant l’éveil le maintien à tout prix de la concentration mentale.

 

 

  1. La première stratégie de Gotama : Les seize vertus

 

A partir de ce constat, Gotama établit une première stratégie visant à dépasser la peur : N’ayant à ce stade pas accès au Dharma, il s’appuya sur les erreurs des autres, observant les religieux qui se rendaient en forêt. Il identifia chez eux seize comportements ou états d’esprit erronés qui attiraient « la crainte et la terreur profonde ». Fort de cette observation, il pratiqua systématiquement la vertu opposée jusqu’à reconnaître un apaisement de la peur.

 

Ces seize vertus sont particulièrement éclairantes quand on les envisage de manière dynamique.

Le point les plus surprenant est qu’en analysant huit des erreurs des religieux, Gotama parvint à en extraire huit pratiques qui allaient devenir l’Octuple Sentier. Les bases de la pratique bouddhiste furent découvertes par un simple humain au stade de disciple (sekha), et ne fut donc pas le résultat d’une révélation survenue lors de l’éveil du Bouddha.

Le même constat est identique pour les cinq obstacles du bouddhisme (désir sensoriel, mécontentement, paresse, agitation mentale et doute), qu’il parvint là encore à identifier à travers une fine observation de la réalité.

 

En tant que disciples, nous disposons potentiellement de cette même capacité d’analyse.

 

  1. L’exigence de Gotama

 

Gotama n’était qu’un homme, comme chacun de nous. Les soutras dans lesquels sa quête est décrite le présentent comme une sorte de fou, un personnage iconoclaste abordant le chemin tel un enfant et envisageant chaque pratique qu’il expérimentait comme un nouveau jeu.

 

Le facteur déterminant qui le distinguait de ses contemporains (et par extension de nous-mêmes) était l’exigence, poussée à son plus haut niveau.

Dans le Maha-Sihanada-sutta, il est décrit comme « le plus rigoureux parmi ceux qui pratiquaient l’ascèse, […] parmi les adeptes des observances rudes, […] parmi ceux qui détestaient les fautes, […] parmi ceux qui pratiquaient la solitude. »

Le Shobogenzo Gyoji de Dogen ou encore le Denkoroku de Keizan rappellent que cette exigence est un facteur incontournable chez les grands maîtres de notre tradition, et qu’elle est directement corrélée à leur réalisation.

 

L’étude approfondie du Dharma nous montre que la radicalité de Gotama n’a rien d’extrême. Celle-ci constitue simplement la condition de la pleine réalisation de la Voie. Également, envisagée de manière juste, elle est à associer à des qualités de liberté et de joie profonde analogue justement à celle des enfants.

 

Gotama pratiqua donc les seize vertus une à une, mais également de façon combinée. Comme un filet dont les mailles sont solidement reliées, l’attention simultanée sur l’ensemble de ces pratiques permit un solide maintien de sa concentration mentale.

Pour chaque pratique observée, le soutra conclut : « De cette façon, ô brahmane, je suis arrivé davantage à un état où les poils restent sans se hérisser. »

 

L’exigence de Gotama apparaît à travers ce « davantage » : il constata un mieux, mais cette tentative lui sembla inaboutie. Même s’il surpassait les ascètes de son époque et que le résultat obtenu aurait comblé le plus grand nombre, il demeurait insatisfait et la subsistance d’une instabilité était inacceptable pour lui.

Il allait ainsi renouveler sa démarche et la pousser à un tout autre niveau.

 

A ce stade, nous réalisons que Gotama adopta systématiquement ce protocole :

  • Réfléchir au sujet de son cheminement sur la Voie.
  • Établir une stratégie pouvant se relier à la plus haute réalisation.
  • S’appliquer sans retenue à la pratique
  • Vérifier l’effet de cette pratique et renouveler le protocole jusqu’à une complète réalisation.

 

Cette manière de faire est éminemment pragmatique : réunir après réflexion les conditions visant à actualiser pleinement la Voie, les pratiquer, et vérifier le progrès intervenu (Kodo Sawaki parlait de « s’évaluer »).

Chacun est invité à l’adopter dans son cheminement.

 

  1. La seconde stratégie de Gotama : Le pari de la peur extrême

 

Gotama élabora une nouvelle stratégie et fit le pari de s’exposer aux pires peurs en demeurant dans la forêt au cours de la nuit, dans les périodes d’activité les plus intenses.

Il eut cette phrase qui semble complètement folle : « Ce serait bien si je voyais des signes horribles et effrayants qui se produisent au cours de ces nuits. » Une nouvelle fois, il jouait et cherchait à se mettre au défi.

 

La peur dont il est question ici est la peur de la mort, liée à la possibilité d’être attaqué par un prédateur. En choisissant ces circonstances extrêmes, Gotama put ressentir pleinement l’impermanence et la fragilité de la vie. Il établit de la sorte une forme de tension qui le maintiendrait « sur le fil », guidant la justesse et l’intensité de sa pratique. Cette idée de tension rappelle la phrase de Dogen nous conseillant de pratiquer « comme si un feu brûlait sur le sommet de nos têtes ».

 

Dans un même temps, la forêt est symbole d’ouverture et d’infini, un lieu sans barrière où l’on ne peut plus se cacher, se protéger ni contrôler quoi que ce soit. Elle est finalement l’expression du shin muke ge – l’esprit sans obstacle – de l’Hannya Shingyo ; elle représente ainsi une invitation à lâcher prise et à s’abandonner à plus grand que nous.

Dépassant la peur, Gotama réalisa cette dimension sans limite et s’éveilla en voyant l’étoile du matin.

 

Cette tension positive, ce rappel de l’impermanence et ce lien à la dimension sans limite, Bodhidharma les vécut assis dans sa grotte à Shaolin. Pour Dogen, ce fut au contact de Nyojo, sous la menace d’un coup de sandale.

C’est à chacun de choisir le cadre qui permet cela. Mais plus encore, une telle conscience mérite d’être cultivée à chaque instant dans notre corps-esprit, qui devient alors le constant sanctuaire de la Voie.

 

  1. La pratique sous l’arbre de la bodhi

 

Gotama, sous l’arbre de la Bodhi, envisagea une pratique se déployant au travers des deux volets que sont concentration et observation.

 

Concentration

 

En cas de survenance d’une peur, qu’il fût assis, couché, debout ou en train de marcher, Gotama s’engagea à ne pas changer de position jusqu’à ce que cette peur ait cessé. Dans le contexte si anxiogène qu’il avait choisi, il dut mobiliser toutes ses ressources pour s’ancrer dans la plus profonde des concentrations.

Du point de vue de zazen, ce « ne pas bouger », corps-esprit parfaitement stabilisé quelles que soient les circonstances, est l’expression de la plus énergique des pratiques auxquelles nous adonner.

 

Observation

 

Dans le prolongement de la phrase de Gotama souhaitant aller au contact des choses horribles de la forêt, ce dernier aborda les phénomènes qui provoquaient la peur de la manière suivante : « Le voilà, c’est sûrement le signe horrible et effrayant qui arrive. »

La force de sa concentration ainsi que la tension intérieure liée au contexte de la forêt amenèrent une qualité d’observation permettant d’anticiper le surgissement des phénomènes, avec une certaine forme de recul, de distanciation, en voyant les choses se manifester depuis leur origine.

 

L’autre versant de l’observation est ainsi évoqué : « Je concevais le jour comme le jour et la nuit comme la nuit. » A l’inverse, les autres religieux, pris dans l’illusion, voyaient le jour comme la nuit et la nuit comme le jour.

Gotama put alors :

  • Voir toute chose dans son identité véritable,
  • Ne plus s’en détourner ou chercher à la fuir.

Selon le Bouddha, cette vision confère à celui qui la pratique « le tempérament de ne pas être trompé. » Cela rejoint l’expression de Gensha « ne plus être abusé », et traduit l’esprit éveillé, qui est sans faille.

 

Ce regard clair et lucide de Gotama constitue la meilleure référence pour notre pratique de zazen.

 

  1. L’insistance de Gotama

 

L’esprit sans faille de Gotama ne pouvant plus être trompé était analogue à l’esprit d’un bouddha, à une nuance près : un effort constant demeurait nécessaire (« L’effort était en vigueur, […] pas en état de repos. »), preuve que ce mouvement d’établissement n’était pas complètement intégré.

Ne supportant pas l’éventualité d’une « rechute » et souhaitant établir cet esprit définitivement, Gotama assortit à son exigence initiale une insistance extrême en déployant sans plus d’interruption une exceptionnelle énergie. Il est dit qu’il choisit de ne plus quitter sa pratique tant qu’une authentique réalisation ne serait pas intervenue.

 

Le développement de cette pratique aboutit à l’actualisation des quatre états d’absorption, les jhana, au cours desquels sont successivement abandonnés :

  • Les pensées et désirs inefficaces,
  • Le raisonnement,
  • Le bonheur résultant de ces abandons,
  • Et finalement toute forme de contradiction, aboutissant à une totale équanimité que le Bouddha qualifie de « pureté parfaite d’attention et d’indifférence. »

 

Dans le chemin vers l’éveil décrit par les soutras anciens, cette actualisation des jhana donne une assise indispensable pour envisager la complète réalisation d’un bouddha. Elle n’est cependant pas une fin en soi car elle demeure impermanente et exige un prolongement.

 

Gotama poursuivit donc inlassablement le déploiement de sa pensée « concentrée, purifiée, sans défaut, sans souillure […] », l’amenant à traverser trois étapes au cours de ce qu’on appela « la nuit de l’éveil » :

  • Connaissance de ses vies antérieures,
  • Compréhension de la disparition et de l’apparition des êtres en fonction de la causalité karmique,
  • Élimination de l’illusion.

La dernière étape correspond au parfait éveil et à la manifestation du Bouddha dans ce monde.

 

  1. Suivre le chemin de Gotama jusqu’à l’éveil suprême est possible

 

Rares sont ceux qui envisagent la réalisation d’un bouddha comme possible. Pourtant, le Bouddha affirme catégoriquement, pour chaque étape traversée au cours de la nuit de l’éveil, que cela arrive « à celui qui demeure attentif, ardent et résolu. » Ainsi, il nous inclut dans ce mouvement vers la libération.

 

Pour lui, son enseignement doit être pratiqué dans sa totalité, et toute forme d’instabilité doit prendre fin. La réalisation de l’éveil n’est plus seulement une potentialité mais constitue notre « vocation » d’être humain.

 

Les trois adjectifs « attentif, ardent et résolu » sont fondamentaux. Ils sont l’incarnation de la démarche de Gotama que nous avons décrite, et devraient résonner en nous comme des koan qui nous guident.

Tout cela est de l’ordre du praticable. L’enseignement du soutra nous met face à nous-mêmes, nous rendant pleinement responsables de notre réalisation ou de notre non-réalisation.

 

La possibilité de l’éveil suprême d’un bouddha n’est plus alors un objet de saisie mais un moteur qui oriente notre pratique vers sa plus haute intensité, sa plus grande justesse, et vers la plus haute affinité avec celle de Gotama.

 

Chaque instant vécu de la sorte nous relie à la Voie dans sa complétude et nous met en résonnance avec les maîtres du passé. Ce mouvement est la source d’un bonheur authentique et fait émerger le sentiment d’être véritablement vivant.